, Affaire abbé Pierre : ce que révèlent les archives de l’Église de France

Affaire abbé Pierre : ce que révèlent les archives de l’Église de France

, Affaire abbé Pierre : ce que révèlent les archives de l’Église de France

C’est un dossier, aux feuilles jaunies par le temps, que l’Église de France a dû se résoudre à révéler bien plus tôt que prévu. En réaction aux nouvelles accusations de violences sexuelles visant l’abbé Pierre, la Conférence des évêques de France a annoncé, jeudi 12 septembre, qu’elle mettait à disposition des chercheurs et des journalistes ses archives concernant l’abbé Pierre, et ce sans attendre les soixante-quinze ans réglementaires après la mort d’un prêtre. La Croix a pu se rendre au Centre national des archives de l’Église de France (CNAEF) à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), mercredi 18 septembre, pour consulter ces centaines de lettres, coupures de presse, comptes rendus…

Un langage ecclésial presque codé

Les archives révèlent d’abord que la principale préoccupation de l’Église catholique était d’éviter un scandale public autour de l’abbé Pierre. Et ce jusqu’au début des années 1970, période à laquelle les archives de l’épiscopat s’arrêtent net. Malgré un langage souvent évasif des correspondances – de bout en bout, l’euphémisme est la règle pour évoquer les éléments factuels de ce dossier ultrasensible ( « accidents d’ordre moral », « faiblesses », « situation si pénible »…) – les informations sur ses frasques sexuelles circulaient largement parmi les évêques dès 1955, comme le montrent les nombreuses lettres entre le secrétariat de l’épiscopat et les évêques français de l’époque. Fait inhabituel, témoignant de l’importance de cette affaire, le dossier a été essentiellement géré par l’Assemblée des cardinaux et archevêques de France, l’ACA (1), avec des interventions seulement ponctuelles de l’évêque de Grenoble, qui avait pourtant canoniquement autorité sur l’abbé Pierre.

Mgr Jean-Marie Villot, alors directeur du secrétariat de l’épiscopat, fut le premier à alerter discrètement ses pairs sur l’abbé Pierre. Alors qu’un chanoine alsacien l’interpelle sur l’installation qu’il juge indésirable d’une émanation d’Emmaüs dans son diocèse, ce dernier lui répond : « À titre confidentiel et en vous priant de ne faire usage ni de mon nom ni de ma lettre, je me permets d’ajouter qu’il y a de sérieuses raisons d’être prudent (sur l’abbé Pierre). » Cette mise en garde sibylline, envoyée dès 1956, marque le début d’une longue série de communications internes à l’épiscopat sur le sujet. De fait, un an plus tôt, au cours de l’été, un voyage américain du fondateur d’Emmaüs s’est rapidement transformé en scandale, deux femmes l’accusant d’avances sexuelles non désirées.

La connaissance des problèmes liés à l’abbé Pierre se répand progressivement dans l’épiscopat français. En 1959, une lettre de l’évêque de Limoges à Mgr Villot l’atteste. Surpris par un article élogieux sur le fondateur d’Emmaüs dans la presse catholique, il interpelle Mgr Villot : « Est-il vrai que l’abbé Pierre a été chassé de tel pays ? Qu’il s’est vu interdire tel autre ? Est-il opportun que sa personne soit ainsi étalée, grandie ? »

« Le pauvre abbé n’est sans doute qu’à demi responsable »

L’année 1958, durant laquelle l’abbé Pierre est exfiltré en Suisse dans un asile psychiatrique sous prétexte d’une hernie et d’un surmenage, marque un tournant. Le cas de l’abbé Pierre, qui subit dans cette clinique « chocs et piqûres d’insuline », apprend-on dans ces archives, est inscrit à l’ordre du jour de l’assemblée générale de l’ACA en mars. À partir de cette période, le cercle des évêques informés s’élargit progressivement, comme en témoignent les nombreuses demandes d’information adressées au secrétariat de l’ACA par divers évêques dans les années qui suivent. Des requêtes qui correspondent au « protocole » mis en place pour tenter de contrôler l’abbé Pierre, un échafaudage de mesures précaires oscillant entre surveillance étroite et liberté relative.

Car, selon les courriers consultés par La Croix, le prêtre a l’autorisation, au cas par cas, de se déplacer pour répondre à des sollicitations, mais il doit toujours être accompagné d’un chaperon (un « socius ») et doit obtenir l’aval de l’évêque du lieu où il se rend. Conditions auxquelles il voit son « celebret » (2) renouvelé. Parfois, c’est à l’ACA qu’on prend l’initiative de prévenir les diocèses, alors qu’on découvre un déplacement de l’abbé Pierre par voie de presse.

Ainsi, cette lettre de Mgr Villot à l’évêque de Troyes, en 1958 : « Si je me permets d’écrire très confidentiellement à votre excellence, c’est simplement pour m’assurer qu’elle a eu communication orale par Mgr l’archevêque de Sens de faits concernant l’abbé Pierre. Il y a longtemps que celui-ci est dans un état anormal (de sexto) (3) (…). Aussi, le cardinal archevêque de Paris a-t-il cru devoir mettre au courant ses collègues de l’Assemblée. En principe, le médecin autorise l’abbé Pierre à ne se déplacer de temps à autre qu’avec un compagnon ecclésiastique. Et si cette précaution est observée, on peut espérer que le voyage à Troyes ne donnera pas lieu à des manifestations regrettables dont le pauvre abbé n’est sans doute qu’à demi responsable. La discrétion qu’exige un tel état ne permet évidemment pas d’en informer ceux qui l’invitent. Mais elle requiert aussi la plus grande réserve à son égard de la part des autorités ecclésiastiques. C’est pourquoi j’ai cru devoir prévenir votre excellence qui est sans doute déjà informée par ailleurs. »

Une préoccupation avant tout médicale

Face à ces demandes et aux multiples tentatives de l’abbé Pierre d’échapper à la surveillance, la hiérarchie ecclésiale semble partagée sur la conduite à tenir, d’autant qu’elle analyse son cas essentiellement sous l’angle médical : faudrait-il écarter pour de bon le fondateur d’Emmaüs dont on n’est pas sûr qu’il soit « guérissable » – Mgr Villot proposera dans plusieurs courriers de l’envoyer définitivement au sein d’un pays « sous-alimenté » ou dans « un pays de lépreux » –, ou alors le laisser répondre à quelques sollicitations, en fonction des recommandations de ses médecins ?

La mise en place d’une surveillance étroite, tout en essayant de maintenir une image publique positive de l’abbé, ne semble pas fonctionner. L’épisode du voyage de l’abbé Pierre au Canada en 1959 en est une illustration frappante. D’abord formellement interdit par le Vatican, ce voyage a finalement lieu et finira en scandale, des accusations d’agressions sexuelles conduisant les autorités québécoises à lui demander de quitter la province, l’affaire se réglant discrètement entre police et Église.

L’attitude de la hiérarchie ecclésiale envers l’abbé Pierre semble évoluer au fil des années, oscillant entre restrictions et assouplissements, sans qu’une résolution claire n’apparaisse jamais. En 1964, l’ACA « renouvelle les recommandations faites à plusieurs reprises sur l’abbé Pierre », suggérant que les problèmes persistent. En 1966, le vicaire général de Versailles sollicite auprès de Mgr Roger Etchegaray, sur demande de l’abbé Pierre, que le prêtre puisse donner la confession dans le diocèse.

Ce à quoi Mgr Etchegaray, à l’époque secrétaire général de l’épiscopat, répond « qu’il ne serait pas sage de lui donner (ces) pouvoirs ». « Même s’il s’est calmé ces derniers temps, il reste très fragile », ajoute ce dernier, relevant même un mensonge de l’abbé Pierre : « Il prétend avoir les pouvoirs (de confesser) déjà dans l’archidiocèse de Rouen. Ce n’est certainement pas vrai pour la province ecclésiastique, ce serait à vérifier pour ce qui regarde le diocèse même de Rouen », précise-t-il.

La disparition du « socius »

L’abbé Pierre semble avoir regagné son autonomie, vers l’année 1964, quand il manifeste l’envie de s’installer à Esteville (Seine-Maritime), dans une maison léguée à Emmaüs qu’il souhaite retaper. Mgr Gouet, directeur du secrétariat général de l’épiscopat, l’y autorise mais précise bien à l’archevêque de Rouen que le prêtre ne doit « jamais être seul ». On lit dans cette mise en garde une évolution dans les garde-fous imposés à l’abbé Pierre, puisqu’il n’est déjà plus question de « socius », censé surveiller son comportement.

Qu’est devenu le chaperon du fondateur d’Emmaüs ? Une question à laquelle les archives ne répondent pas, d’autant qu’elles couvrent seulement la période 1947-1972. Pourquoi le dossier déposé au CNAEF ne documente-t-il pas la suite du parcours de l’abbé Pierre dans l’Église ? À ce sujet, la Conférence des évêques n’était pas en mesure d’apporter d’éléments factuels à La Croix.

(1) L’instance de coordination de l’épiscopat français qui précède la Conférence des évêques de France.

(2) Document délivré par une autorité ecclésiastique afin d’attester la capacité d’un prêtre à célébrer les sacrements.

(3) Le terme sexto est probablement une version abrégée du délit canonique dit contra sextum, contre le sixième commandement, celui lié à l’adultère et donc à la sexualité.

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